Il importe en effet de savoir jusqu’à quel point les découpages qu’elles impliquent en groupes, catégories et « caractères », permettent-ils de penser la réalité sociologique des individus qui vivent en diaspora, et si leur emploi ne s’apparente pas au contraire à celui des prénotions que critiquait Durkheim dans ses Règles de la méthode sociologique (1894). Sur la base des indications recueillies par ses soins en 1909 « dans les chancelleries ou auprès de personnes compétentes », le docteur Mérab (1920-1929 : II, 104) dénombre 1 083 « Blancs » à Addis Abeba, dont quarante-deux Italiens, soixante-trois Français, 146 Arméniens, 149 Indiens, 227 Arabes et 334 Grecs : « ce chiffre est peut-être supérieur au total des étrangers dans l’Éthiopie entière avant le règne de Ménélik, exception faite des Arabes et des Indiens qui ont toujours été fort nombreux en ces parages ». Questions sur l’apport historique de la mémoire arménienne en Éthiopie, Revue arménienne des questions contemporaines, 9, pp. La comparaison fréquente entre les diasporas grecques et arméniennes, par exemple, n’est-elle pas implicitement justifiée par l’acceptation préalable de la validité de ces catégories et du bien-fondé de leur usage ? to help give you the best experience we can. 21 Leur catégorisation comme minorité intermédiaire semble avoir été faite, dans les sources britanniques, par analogie avec la situation plus compartimentée créée entre « Européens », « Asiatiques » et « Indigènes » dans les colonies d’Afrique orientale. À la fin du règne de l’empereur Ménélik II (1889-1913), qui marqua le début d’un véritable essor de la présence étrangère en Éthiopie, la population arménienne totale en Éthiopie ne devait pas excéder 200 personnes, principalement réparties entre Addis Abeba (fondée en 1886), Harar (annexée par Ménélik en 1887) et Diré Daoua (fondée en 1902). URL : http://afriques.revues.org/938. 583-594. Calqués sur la diaspora juive érigée en modèle archétypal, ces critères devaient aider à distinguer des grandes catégories telles que les diasporas de victimes, les diasporas de main-d’œuvre, les diasporas impériales, marchandes ou culturelles (Cohen, 1997). Trois générations d’Arméniens, Paris, Armand Colin, 321 p. Huard Jean-Luc (2007) Grecs et Arméniens dans l’agglomération grenobloise dans l’entre-deux-guerres, in Michel Bruneau, Ioannis Hassiotis, Martine Hovanessian et Claire Mouradian Éds., Arméniens et Grecs en diaspora : approches comparatives, Athènes, École française d’Athènes, pp. 10Les tentatives sont nombreuses dans les études diasporiques d’homogénéiser la diversité des situations observées au moyen de typologies et de modèles. 2000 ans d’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 497 p. Appleyard David L. and Irvine A.K. (1974) The Central Ethiopians. If you haven’t already started baking for the holidays, you’d better get busy! Ter Minassian Anahide (1997) Histoires croisées. Raulin Anne (1991) Minorités intermédiaires et diasporas, Revue Européenne des Migrations Internationales, 7 (1), pp. Zaghi Carlo (Ed.) De fait, à partir de la venue des musiciens arméniens à Addis Abeba en 1924, le développement d’une musique à l’occidentale dans le pays ne s’interrompit plus (Falceto, 2001 et 2002 : 717-722). Celle-ci se traduisait symboliquement, en dehors de toute considération commerciale, par la présence du Shah aux festivités du Noël arménien et par la désignation de la Nouvelle-Djoulfa comme l’apanage de la reine-mère (Baghdiantz McCabe, 1999 et 2007). Elle peut s’apparenter à une « diaspora auxiliaire ». Expériences et théories à partir de la Caraïbe, Paris, CNRS Éditions, 258 p. Cini Umberto (2007) La trajectoire de deux communautés marchandes à Livourne entre le XVIe et le XXe siècle, in Michel Bruneau, Ioannis Hassiotis, Martine Hovanessian et Claire Mouradian Éds., Arméniens et Grecs en diaspora : approches comparatives, Athènes, École française d’Athènes, pp. Son existence s’appuierait par définition sur l’expansion coloniale en Afrique ou en Asie, raison pour laquelle les diasporas marchandes ou auxiliaires se trouveraient généralement en butte à l’hostilité des populations indigènes (Cohen, 1997 : 84-85). Mais plus que ces supputations c’est la façon dont les souverains éthiopiens les ont employés qui éveille notre attention. (1996) Les réseaux des diasporas, Paris-Nicosie, L’Harmattan/KYREM, 444 p. Prévélakis Georges (2005) Les diasporas comme négation de l’« idéologie géographique », in Lisa Anteby-Yemini, William Berthomière et Gabriel Sheffer Éds., Les diasporas. Directeur de la régie impériale des tabacs, fonctionnaire aux douanes, puis au fisc, l’un de ses fils, Paylag Yazedjian, fut même nommé vice-gouverneur de la Municipalité d’Addis Abeba après la Seconde Guerre mondiale (Adjemian, 2011 : 152 et 347-361). Même dans des conditions d’extrême instabilité politique et sociale, les « minorités intermédiaires » ne subissent pas forcément hostilité et violences (Horowitz, 1985 : 113-124)18. 17Au-delà du caractère atypique qu’on pourra reconnaître à ce cas particulier des diasporas et de la modestie qui s’impose aux conclusions d’une enquête aussi circonscrite, il n’est pas contradictoire de s’interroger sur leurs apports théoriques éventuels. Il n’y a pas lieu, pourtant, de voir là une constante ou une règle. Henin Henri (1907) Rapport sur la situation économique de l’Abyssinie, in Ministère des Affaires étrangères, Recueil consulaire contenant les rapports commerciaux des agents belges à l’étranger, 138, Bruxelles, Imprimerie Georges Piquart, pp. Amhara, Tigrina and Related Peoples, Londres, International African Institute, 152 p. Shack William A. Le maintien de cette « étrangeté » (foreignness) serait lié à « une orientation vers le homeland d’origine » que reflèterait la « fluidité » (liquidity) caractéristique de leurs activités économiques. 107-126. Cette politique active de prosélytisme, qui obtint l’un de ses plus grands succès avec la conversion de l’empereur Susenyos au début du XVIIe siècle, provoqua cependant de sérieux troubles dans le royaume qui contraignirent Susenyos à abdiquer en faveur de son fils, Fasilädäs (1632-1667). Considéré comme un proche de l’empereur qu’il accompagna à Djibouti lors de la fuite de ce dernier devant les troupes italiennes en mai 1936, déporté en Calabre par les Italiens pendant la guerre, il eut droit à sa mort, en 1970, à des funérailles militaires. Des études sur les représentations et les conflits ethniques ont montré que les rivalités en affaires et les relations économiques entre « minorités marchandes » et leurs clientèles autochtones n’étaient pas forcément déterminantes ni universelles. 22 Avant 1913, date de la création d’un cimetière des étrangers à Addis Abeba, les défunts arméniens furent enterrés dans les enclos des églises éthiopiennes. 3Je souhaiterais maintenant confronter les résultats de cette enquête empirique aux postulats des concepts de diaspora marchande et de minorité intermédiaire, tous deux issus des entreprises de théorisation et de classification que j’ai rappelées plus haut. Le sens du terme, qui n’était manifestement appliqué ni aux Grecs ni aux Arméniens au début du XXe siècle (Cohen, 1924), varie en fait selon les contextes et ceux qui l’utilisent, mais il s’emploie « toujours dans un sens injurieux », comme le remarquait Antoine d’Abbadie en 1881 dans son Dictionnaire de la langue amariñña, Pankhurst (réed. Comment concilier l’usage de catégories qui présupposent l’existence de groupes ou de collectifs, et qui semblent perdre de vue l’individu, avec le questionnement sur un processus aussi subtil que celui de la sédentarisation des individus en diaspora ? Du sens et de l’utilité du concept de diaspora, Revue Européenne des Migrations Internationales, 17 (2), pp. 163-169. À cela s’ajoutaient les imprécisions du droit éthiopien en la matière qui ne s’est codifié véritablement qu’après la Seconde Guerre mondiale. Adjemian Boris (2012) Une visite au cimetière arménien d’Addis Abeba. Apprendre à créer sa formation; Apprenez à devenir un Affilié d’Élite™ Apprenez le Swing Trading & le Day trading RENTABLE; Automatiser Pinterest; Comment gagner 100€/jour avec une liste email; Comment gagner de l’argent sur tik-tok sans risque; Formation école à la maison; Gagner de l’argent grâce au courses de chevaux Cette position amènerait « presque fatalement » ces « minorités intermédiaires » à jouer un rôle de bouc émissaire, « quelles que soient leurs sociétés de résidence » (Bonacich, 1973 : 583 ; Raulin, 1991 : 163)7, comme pour les diasporas marchandes. Mais cette vision étriquée ne questionne jamais les motivations des auteurs des sources contemporaines sur lesquelles elle se fonde ni le conformisme qui a gouverné leur écriture. On retrouve le même type de bienveillance ostentatoire de la part des souverains éthiopiens à l’égard des immigrants arméniens, de Ménélik II (1889-1913) à Haylä Sellasé (1930-1974). On pourrait aussi tirer matière à réflexion, dans ces mêmes archives, des centaines de cas d’incarcération dans des camps en Éthiopie d’Arméniens, de Grecs, mais aussi d’anciens immigrants italiens que leurs relations trop voyantes au sein de la population indigène et leur enracinement trop manifeste dans le pays rendaient suspects aux yeux des autorités d’occupation. Leslau Wolf (1976) Concise Amharic Dictionary, Wiesbaden, Harrassowitz, 538 p. Marcus Harold G. (1995) Haile Sellassie I. Dans son article ancien, mais souvent cité (Raulin, 1991 ; Schnapper, 2001 ; Cohen, 1997 : 103), Edna Bonacich prétend qu’il existerait un « consensus général » sur l’application de cette appellation pour des « groupes ethniques » tels que les Juifs, les Arméniens, les Parsis en Inde, les Japonais ou les Grecs aux USA, etc. Khosroff Boghossian, qui avait le grade de colonel dans l’armée éthiopienne, dirigea les écuries impériales. Les marchands libanais ne s’inscrivaient d’ailleurs pas seulement dans le two-way trade mais aussi dans des circuits régionaux comme le commerce de la noix de kola et du riz. 25 Les enfants nés dans ces familles, et d’autres, étaient fréquemment les filleuls de chefs éthiopiens très célèbres, voire même de l’empereur ou de l’impératrice. 14 Il s’agit du récit du Père Dimothéos Sapritchian (1871) Deux Ans de séjour en Abyssinie ou Vie morale, politique et religieuse des Abyssiniens, typographie arménienne du couvent de Saint-Jacques, Jérusalem. Elle n’en constituait pas moins l’une des colonies2 étrangères les plus nombreuses avec les Grecs, les Indiens et les Arabes, très loin devant les ressortissants des diverses nations européennes3. Allègrement confondus avec les Grecs, les Syriens et les Indiens dans ces textes, les Arméniens ne sont généralement pas mieux identifiés ni différenciés par les historiens de l’Éthiopie. Cette proportion se maintient jusque dans les années 1930, où les Grecs et les Arméniens totaliseraient près des trois quarts de la population blanche ou « européenne » en Éthiopie (Zervos, 1936 ; Farago, 1935 : 25-26 ; Adjemian, 2011 : 120-122 et 390). 27 C’est une équipe d’Arméniens et d’Éthiopiens qui rédigea et fit circuler le seul journal clandestin connu sous l’occupation italienne, intitulé Amdä Berhan (« Colonne de feu » ou de « lumière »). Au cours des années 1980, la communauté arménienne vieillissante, dont les forces vives choisissaient l’exil en Amérique du Nord ou en Australie, perdit les neuf dixièmes de ses effectifs. 12Cette critique vaut autant pour le concept de diaspora marchande que pour celui de minorité intermédiaire. 14De nombreux exemples viennent spontanément à l’esprit pour illustrer de tels propos. Paradoxe que résume à elle seule la postérité contrastée de la fanfare arménienne du ras Täfäri. 279-324. Sans qu’il soit question ici de lui dénier un intérêt du point de vue théorique, elle montre toutefois ses limites dès lors qu’on s’interroge sur les processus encore peu étudiés de sédentarisation des individus en diaspora, dont l’histoire de l’immigration arménienne en Éthiopie offre un cas exemplaire. 11 La question du choix de la nationalité des musiciens se posait dans les mêmes termes au lendemain de la bataille d’Adoua (1896) remportée par les armées de l’empereur Ménélik contre les Italiens, lorsque « Ménélick II lui-même, se laissant convaincre, accepta les offres de la toute puissante légation impériale de Russie, parce que dépourvue de visées territoriales de ce côté semble-t-il, qui lui fournit l’instructeur et le matériel instrumental de la première fanfare éthiopienne, au début de ce siècle » (Nicod, 1937 : 198 [je souligne]). Sohier Estelle (2007) Politiques de l’image et pouvoir royal en Éthiopie de Menilek II à Haylä Sellasé (1880-1936), Thèse de doctorat d’histoire, Université Paris 1/Università degli Studi di Napoli « L’Orientale ». A Pictorial History of Modern Ethiopian Music. 1984). Les deux catégories dont nous discutons ici, parce qu’elles n’incitent pas à considérer les acteurs sociaux autrement que comme les membres de groupes définis et figés, ne favorisent pas non plus un questionnement affiné sur l’enracinement des individus en diaspora. Prenant l’exemple des Arméniens de Syrie, Edna Bonacich explique que la spécialisation dans les métiers du commerce et de l’artisanat, de préférence à ceux de l’industrie et de l’agriculture, permet aux middlemen de quitter leur lieu de résidence, fut-ce précipitamment, sans se départir de leur source de revenus. Le parcours personnel de Johannes Semerdjibashian est le plus exemplaire dans la résistance éthiopienne. Les manières d’être et d’agir des marchands libanais, d’une condition sociale souvent modeste, dans les petites villes et les villages de l’intérieur du Protectorat où ils épousaient des femmes du pays et faisaient leurs les usages locaux, suggèrent en effet une réalité bien plus complexe (Van der Laan, 1975)21. 49-51. 10 Il y avait déjà eu par le passé quelques tentatives de louer les services de musiciens étrangers pour organiser des orchestres « modernes » – c’est-à-dire à l’européenne – sous le règne de Ménélik, comme celle du Marquis de La Guibourgère, mais toutes furent sans lendemain. L’histoire du retour des Rastafariens en Éthiopie, Paris, Scali, 766 p. Bonacich Edna (1973) A Theory of Middleman Minorities, American Sociological Review, 38, pp. Aux restrictions imposées aux Libanais de la Sierra Leone après l’indépendance en 1961 (Van der Laan, 1975). Rencontre avec son directeur, Karen Tadevosyan, nouveau venu dans la vie communautaire et très heureux d’assumer cette fonction, après … La multiplication des diasporas ou des situations perçues et dénommées comme telles – en dehors des quelques cas de diasporas dites « classiques » – semblait alors appeler la mise en place de classifications afin de surmonter et de rendre intelligible l’extrême hétérogénéité des cas, sur la base de critères qui se voulaient objectifs. Les autres chiffres dont nous disposons ne sont que des estimations, mais elles vont dans le même sens, toutes montrant la nette prééminence de l’ensemble constitué par les colonies arménienne, grecque, indienne et arabe dans le total de la population étrangère en Éthiopie (par exemple Escherich, 1921 : 36 ; Collat, 1905 : 500 ; Wolynsky, 1904 : 49 ; Annaratone, 1914 : 168 ; Cohen, 1912 : 8-9 ; Nicolopoulos, 1923 : 9 et 132 ; Ghanotakis, 1979 : 50-51 et 103). Arrivés en Éthiopie en tant que sujets ottomans jusqu’au début du XXe siècle, les Arméniens ont cherché à bénéficier successivement de la protection diplomatique des légations allemande, russe et française, tout en s’affirmant dans le même temps de plus en plus comme sujets éthiopiens. Il en est allé de même des photographes officiels de la cour impériale tout au long du XXe siècle, tous des membres de la célèbre famille Boyadjian (Berhanou Abebe, 2003), alors que la photographie et le contrôle de leur image sont très tôt devenus pour les souverains éthiopiens un enjeu politique (Sohier, 2007). Il ressort de ces présupposés une analyse dans laquelle la part des individus, et le problème du rapport qu’elle entretient avec le collectif, est tout simplement ignorée. A study in early development co-operation, Uppsala, Scandinavian Institute of African Studies, 320 p. Pankhurst Richard (1967) Menilek and the Utilization of Foreign Skills in Ethiopia, Journal of Ethiopian Studies, 5 (1), Addis Abeba, pp. Les descendants de l’immigration arménienne ont cultivé jusqu’à nos jours en Éthiopie une mémoire fortement sédentarisée qui reflète l’expérience vécue d’un lien particulier à la société d’accueil. 77-84. Dans une période révélatrice comme l’occupation italienne de l’Éthiopie (1936-1941), on relève ainsi des parcours exemplaires d’immigrants arméniens tant dans la résistance éthiopienne27, que dans la collaboration avec les fascistes28. Je vais tenter de montrer dans les pages qui suivent comment ces deux concepts peuvent brider, davantage qu’ils ne la servent, l’analyse des réalités sociologiques et historiques qu’ils prétendent décrire lorsqu’ils servent de caisse de résonance à des stéréotypes qui, par essence, n’ont rien de scientifique. La politique d’utilisation d’auxiliaires et d’agents étrangers n’était en effet jamais faite sans discernement. Leur position dans la société hôte génèrerait mécaniquement une hostilité à leur encontre et des comportements de conflit, lesquels entraîneraient en retour de leur part « une ambivalence à l’égard de leur lieu de résidence ». L’initiative du prince héritier Täfäri se distingua des précédentes, car elle fut durable : pour la première fois, le régime impérial put disposer à loisir d’une musique officielle.